Figure 1: Illustration de l'expérience Stereo réalisée par Loris Scola. La vue en coupe du détecteur montre les différentes couches de blindage mises en place pour atténuer le bruit de fond extérieur. Le cœur du détecteur est constitué de 6 cellules identiques disposées entre 9 et 11 m du cœur compact de l’ILL, rendu visible ici par l’intense lumière Cerenkov qu’il induit dans l’eau de la piscine du réacteur. Les interactions des neutrinos induisent d’infimes flashs lumineux dans le liquide scintillant qui remplit les cellules, dont les murs réfléchissants permettent de collecter la lumière jusqu’aux photomultiplicateurs installés au sommet. Au-dessus de Stereo un large canal, rempli de 6 m d’eau et connecté à la piscine offre une protection cruciale contre les rayonnements cosmiques.
Les résultats finaux de l’expérience Stereo viennent d’être publiés dans le journal Nature. Un record de précision est établi pour le spectre des neutrinos émis par la fission de 235U, mesuré entre 9 et 11m de distance du cœur du réacteur de l’ILL à Grenoble. L’hypothèse d’un neutrino stérile pour expliquer l’anomalie des neutrinos de réacteur est rejetée. La qualité de ces mesures directes en neutrino surpasse à présent celles des données nucléaires sous-jacentes qui décrivent les désintégrations bêta des produits de fissions. Stereo fournit à la communauté un spectre neutrino de fission corrigé de tous les effets de détection, qui servira de référence aux prochaines expériences auprès des réacteurs et qui pointe les biais résiduels des bases de données nucléaires.
L’expérience Stereo vient de boucler une belle aventure scientifique qui commence en 2011 avec la révélation par le groupe de l’Irfu de « l’anomalie des antineutrinos de réacteurs ». Les physiciens se retrouvaient avec un déficit significatif de 6% entre le flux de neutrinos mesuré auprès des réacteurs et le flux prédit. L’histoire des sciences nous a assez enseigné la potentielle richesse des nouveaux phénomènes qui peut se cacher derrière une anomalie. En l’occurrence ce qui se tramait ici était l’existence possible d’un nouveau type de neutrino qui ouvrirait un secteur de physique au-delà du modèle standard. Sans aucune interaction directe avec la matière, ce neutrino, qualifié de « stérile », pourrait cependant se mélanger avec les neutrinos « standards» et trahir ainsi son existence à travers … un déficit de taux de comptage dans nos détecteurs.
Quelques années plus tard les expériences auprès des réacteurs commerciaux qui mesurent l’angle de mélange θ13 mettaient en évidence une 2e anomalie, une distorsion dans la forme du spectre cette fois. Décidemment rien n’allait plus dans la prédiction des spectres neutrinos de réacteurs. La communauté se lança alors dans un programme expérimental de mesures de précision pour tirer cela au clair. Stereo prit l’option de s’installer auprès du réacteur de recherche de l’ILL à Grenoble. Son cœur très compact (<1m) se prête bien au test de l’hypothétique mélange entre neutrinos stériles et standards, qui se manifesterait par des oscillations des taux de comptage en fonction de l’énergie mais aussi de la distance au cœur, avec une courte longueur d’onde, typiquement de 1 à 10 m. Le combustible de l’ILL étant très enrichi en 235U les fissions ne proviennent que de cet isotope alors que dans les réacteurs commerciaux elles sont réparties entre les isotopes de l’uranium et du plutonium, avec des contributions qui varient au cours d’un cycle. Enfin Stereo bénéficie du savoir-faire acquis sur plusieurs générations d’expériences qui ont donné une grande maturité à la détection des neutrinos dans les liquides scintillants (FM Stereo et Nucifer 2013 et 2015 ).
Installé à seulement 10 m du cœur du réacteur (voir figure 1), Stereo a détecté quelques 107558 neutrinos durant les 4 ans de la prise de données entre 2017 et 2020. Une prouesse quand on considère la difficulté d’ intercepter ces particules fantomatiques (*) et la difficulté de combattre le fort bruit de fond induit par les faisceaux de neutrons qui alimentent les autres expériences dans le hall de l’ILL et par les rayonnements cosmiques qui arrosent la surface de la terre.
Figure 2: L’oscillation vers un neutrino stérile est représentée dans le plan des deux variables d’intérêt: l’amplitude de l’oscillation (axe horizontal) et la fréquence de l’oscillation (axe vertical). Pour expliquer le déficit des neutrinos de réacteur par un neutrino stérile il aurait fallu que les paramètres d’oscillation soient dans la zone grise. Stereo ne décèle pas de signal d'oscillation, les données excluent toute la zone à droite des courbes bleue ou rouge avec 95% de confiance. La majorité de la zone grise est donc rejetée, la partie restante à très haute fréquence étant contrainte par d’autres mesures. Les deux couleurs rouge et bleu correspondent à différentes méthodes d’analyse statistique, en bon accord entre-elles. Les courbes pointillées montrent la sensibilité prédite par les simulations du détecteur. Si la simulation est correcte, les « vraies données » doivent conduire à un contour qui navigue autour de la courbe de sensibilité, ce qui est bien le cas.
Une autre qualité essentielle de l’expérience a été de contrôler la réponse du détecteur au % près durant toute cette période. Au final le contrat de Stereo est rempli au-delà des espérances. En comparant entre eux les spectres neutrinos détectés dans les 6 cellules du volume cible il est possible de tester si oui ou non les oscillations avec un neutrino stérile existent. Cette analyse ne se base que sur les déviations relatives entre les 6 cellules identiques, elle s’affranchit donc de tout biais éventuel dans la prédiction du spectre attendu. Les 6 spectres sont trouvés parfaitement compatibles entre eux et la précision des mesures permet de rejeter l’hypothèse d’un neutrino stérile (figure 2). La "standarditude" reste de mise…
Mais en cumulant tous les événements du volume cible nous établissons aussi un record de précision pour le spectre neutrino de la fission de 235U, à la fois pour sa normalisation absolue et pour sa forme. Ce spectre reste vu à travers les « yeux » de Stereo, c’est-à-dire qu’il est affecté par les effets de résolution et de non-linéarité qui sont inhérents au détecteur, mais nous avons démontré que toutes ces distorsions étaient parfaitement décrites par la simulation de l’expérience. Une procédure précise de déconvolution a alors pu être développée pour corriger tous les effets de détection et fournir un spectre neutrino référence, en fonction de l’énergie vraie des neutrinos et non plus de l’énergie reconstruite par le détecteur (figure 3a). Cette nouvelle référence est accessible en ligne et utilisable par tous.
Mais l’intérêt de ces mesures rayonne au-delà de la communauté neutrino : Stereo confirme qu’il y a bien un déficit et une distorsion en forme entre la mesure et la prédiction du spectre neutrino de la fission de 235U (figure 3b) et l’interprétation de ces « anomalies des réacteurs » pointe à présent vers des biais des données nucléaires. Nous assistons ainsi à un changement de paradigme : après des décennies durant lesquelles la physique nucléaire a nourri la physique fondamentale des neutrinos, c’est la précision des mesures neutrinos telle que Stereo qui vient maintenant défier la qualité des données nucléaires.
Figure 3: a) Spectre neutrino de la fission de 235U mesuré par Stereo. La bande bleue représente la prédiction (le modèle « Huber-Mueller ») et son incertitude. b) La déviation par rapport à cette prédiction montre bien les deux anomalies : un déficit global, avec une distorsion en forme. La courbe violette est une nouvelle prédiction qui utilise des mesures récentes visant à corriger les spectres bêta des principaux produits de fission contribuant au spectre neutrino. L’essentiel du déficit est alors corrigé. La courbe rouge est un modèle développé à l’Irfu qui applique une correction effective simple des spectres bêta à tous les produits de fission. Un très bon accord avec les données Stereo est alors obtenu.
L’aventure Stereo ferme donc la boucle des anomalies de neutrinos réacteurs. En réalisant une mesure de référence du spectre issu de la fission de 235U elle rejette l’hypothèse du neutrino stérile et fournit une base solide aux prochaines générations d’expériences. Ce faisant, de nombreuses données nucléaires directement connectées à la précision de cette mesure ont été passées au crible. De manière inattendue, un élément clé pour la maîtrise au % de la réponse du détecteur a été la collaboration avec les développeurs du code Fifrelin pour améliorer la description des cascades gamma de désexcitation des noyaux. Cette collaboration est toujours active et débouche aujourd’hui sur une méthode originale de calibration des bolomètres, pour les prochaines expériences de recherche de matière noire et de détection de la diffusion cohérente de neutrinos. Enfin, la mise en accord des prédictions avec les données Stereo remet en exergue les biais présents dans la description actuelle des spectres beta par les bases de données nucléaires. Un vaste programme de réévaluation de ces spectres est en cours avec des applications directes pour la filière énergie nucléaire.
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